jeudi 11 janvier 2007

La longue traîne, essai sur un nouveau pan de la net-économie


L’avènement des technologies de l’information et de la communication – et tout spécialement de l’Internet – a modifié fondamentalement les structures économiques des pays développés. L’Internet, de par son infinie capacité de stockage, ou encore de par sa capacité à rendre tout produit disponible à tout moment, a créé de nouveaux besoins, ainsi qu’il a permis l’éclosion de nouveaux marchés. L’un d’entre eux retiendra ici toute notre attention, ou plus exactement l’on s’intéressera ici à l’émergence d’un concept économique porteur de mille et une promesses d’avenir : la longue traîne.
La longue traîne, en d’autres termes, c’est le marché des raretés. Dans une terminologie altermondialiste, on pourrait parler d’économie taillée sur mesure pour l’individu, où chacun trouve son compte sans toutefois tomber dans une logique de masse. Ce serait toutefois faire la part belle au consumérisme qui est à l’aune de la longue traîne. Une notion à la frontière donc, entre capitalisme – car après tout il est bien question d’argent – et liberté de choix, à la frontière entre consommation primaire et acte d’achat réfléchi et volontaire. Ou lorsque le capitalisme vient à la rencontre de l’individu que la société a contribué à désingulariser pour inverser le processus. La longue traîne, c’est ça, c’est la possibilité donnée par l’Internet de redonner le choix au consommateur d’être unique… et ça rapporte !


Mais revenons plus avant sur le concept, et proposons une définition de la longue traîne. Dans un article publié en octobre 2004 dans la revue Wired, le rédacteur en chef Chris Anderson donne à la longue traîne [ou long tail en version originale] ses lettres de noblesse. Chris Anderson peut se targuer d’être le premier théoricien d’un concept qui va révolutionner la consommation. Pour l’expliquer, revenons sur son article fondateur.
Prenons, à l’instar de Chris Anderson, l’exemple d’un disquaire. Un disquaire ayant pignon sur rue n’en a pas moins un espace limité, dans lequel il peut stocker disons 1000 disques compacts, soit une dizaine de milliers de chansons. Quels critères vont guider ce disquaire dans la sélection des disques qu’il mettra en rayon ? A n’en pas douter, il proposera à ses clients les albums les plus susceptibles d’être vendus. Prenons maintenant le cas d’un disquaire sur la toile. Lui n’a cure de la sélection. Sa capacité de stockage étant quasi illimitée, il ne s’embarrassera guère de s’astreindre à une sélection, alors qu’il a la capacité de proposer à ses clients des centaines de milliers de chansons. De fait, l’étendue de son catalogue saura attirer un nombre de clients d’autant plus important. Niveau comptable, les deux disquaires ont un point commun : tous deux vendront, qui les 1000 disques de son magasin, qui les 1000 mêmes disques qui plaisent le plus au consommateur. Par contre, le disquaire en ligne dispose d’un avantage énorme, il vendra également ne serait-ce que quelques unités de chaque album ou chanson de son catalogue. Or, en additionnant les recettes de ce commerce des bides – que l’on se permettra d’appeler comme tel par opposition aux hits – il récoltera plus de deniers que par la vente des 1000 disques plébiscités par le public. C’est la longue traîne, que l’on voit clairement sur le graphique ci-dessous.


En rouge, les hits. En jaune, les bides, ou produits moins populaires. Le disquaire qui tient son échoppe ne peut mettre que les hits en magasin, ses recettes se cantonnent donc à la partie rouge de la courbe. Le disquaire en ligne enregistre en plus les recettes liées à la partie jaune du graphique : un agrégat de petites entrées pécuniaires qui cumulées représentent davantage que les sources de revenu tirées des grosses ventes.
Cette longue traîne – en jaune donc sur le graphique [et qui continuerait à s’effiler vers la droite si la largeur de la feuille le permettait – représente donc une spécificité de la net-économie. Seul l’Internet offre de telles capacités de stockage, et de fait une gamme de produits plus étendue, susceptible d’attirer les consommateurs les plus hétérogènes.

Dans son article, Chris Anderson revient également sur le système de fonctionnement du libraire en ligne Amazon. L’idée est la même : Amazon a en stock un nombre incroyable de livres, de telle sorte que l’accumulation des ventes de livres moins recherchés que les best-sellers rapporte bien plus que la vente desdits best-sellers.
Même chose pour le moteur de recherche Google. Google tire ses finances de la publicité en ligne. Or, les plus gros annonceurs en ligne représentent une partie infime des revenus de Google, comparés aux indénombrables petits annonceurs qui envahissent la toile de leurs publicités. Une fois encore, la longue traîne est passée par là.
Ce ne sont là que quelques exemples révélateurs, qui témoignent de l’importance de ce concept et des opportunités qu’il offre en puissance. Il s’agit en effet d’une réelle révolution économique dont l’Internet s’est fait le déclencheur et le support.

Songeons maintenant à la révolution qui s’opère chez le consommateur. La longue traîne, c’est l’annonce de la fragmentation de la consommation de masse. Bien sûr, les produits populaires continueront à être populaires – grâce à la publicité qui en sera faite notamment – mais ces mêmes produits dits populaires ne feront plus la loi.
Dans une société où l’individu est choyé, où l’individu prend conscience de sa liberté de parole, de conscience, où l’individu s’individualise et où montent les égoïsmes, il fallait bien qu’un jour la consommation réponde à ces évolutions. C’est chose faite, l’offre peut aujourd’hui répondre à une demande toujours plus vaste et singulière. La demande s’engouffre dans les niches, c’est-à-dire ces cases du marché qui semblent conçues spécialement pour l’individu.
C’est en effet une tendance visible à l’œuvre aujourd’hui. Non pas que cette tendance ne fût prédite il y a bien longtemps, bien avant l’arrivée de l’Internet. Les penseurs du post-modernisme français, parmi lesquels Lyotard, Foucault, et autres Derrida, avaient à leur époque théorisé le marché du futur. Les post-modernistes avaient pour objectif de détruire le capitalisme et la société bourgeoise. Pourtant, ils ont su prévoir comment le capitalisme allait se réinventer dans les années 80 et 90, et ont même donné aux chantres du marché moderne les moyens pour ce faire. Foucault, dans la droite lignée d’Adorno et de Horkheimer, parle de structures « méta-narratives » qui encadrent les individus : au XVIIIème Siècle, ce fut la connaissance [par l’entreprise des Lumières], au XXIème ce sera l’individualisme. La connaissance, l’émancipation, comme autant de moyens de se soustraire au pouvoir d’un Dieu métaphorisé : le pouvoir de l’Etat au XVIIIème, le pouvoir du marché au XXIème. Leurs écrits ont influencé bon nombre d’entrepreneurs, dont le patron de Virgin, Richard Branson. Ils ont même été à l’origine de slogans publicitaires, comme pour une grande marque de cosmétique : « Parce que je le vaux bien ». Le marché cible l’individu et lui donne les moyens de se sentir individu et non collectivité. Flatterie ultime de l’idiosyncrasie. Ainsi s’accomplit la fragmentation de la structure méta-narrative, au creux de laquelle le consommateur s’épanouit.
Pour reprendre les termes chers à Chris Anderson, la fragmentation, c’est la niche, c’est mille niches. Ainsi, conformément aux prédictions des post-modernes français, l’individu devient l’artiste de sa propre vie, de manière plus ou moins illusoire néanmoins. Bien loin de déjouer les règles du marché, le consommateur l’enjoint à se transformer. Un véritable jeu de cache-cache où au final, les deux partis sortent vainqueurs. L’emblème d’une telle conception est sans doute Youtube, site récemment racheté par l’ogre Google et qui permet aux internautes de partages des vidéos en ligne. L’utilisateur accède à la reconnaissance, à une certaine médiatisation, tandis que Google engrange les recettes publicitaires.


La longue traîne, c’est donc l’avenir à court terme de la net-économie, avant peut-être qu’une nouvelle structure méta-narrative ne prenne le relais. D’ici là, profitons d’une apparente réconciliation entre marché et consommateur, entre offre et demande.

© Brice 2007

L’article de Chris Anderson est disponible sur le site Internet de Wired : http://www.wired.com/wired/archive/12.10/tail.html
Information également disponibles sur le blocnote de Chris Anderson : http://longtail.typepad.com/the_long_tail/

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