samedi 12 juillet 2008

Keyser Söze or the evocative all-mighty of a linguistic epiphany


First things first : let us try to shed light upon the cryptic title chosen for my essay. What strikes me most in The Usual Suspects is the aura of mystique that surrounds the mere name of what remains, ultimately, a fictional persona ; Let me introduce Keyser Söze. Every time someone intones his name, be it Verbal Kint himself or, even better, the seriously charred Hungarian, characters in the movie as well as spectators sense a rise in tension that borders on suffocation. To wit: the first scene at the hospital featuring the cooled-down Human Torch when he begins blabbering in Magyar, duly resented by the officer in charge, and then starts to repete, frantically, the four syllables Key-ser Sö-ze. This very scene is, to me, emblematic of the movie's stifling atmosphere. The simple utterance of this name could be said to encapsulate most of the linguistic functions delineated by Jakobson :
- referential function: the message is centered upon the message itself, with "Keyser Söze" being meaningful in and of itself.
- expressive function: the message has an effect on the one who tells it, see, for instance, the fright on the Hungarian's face on the boat.
- conative function: the message has an effect on the addressee, see here the ashen faces of Verbal's four associates when Kobayashi mentions he is an envoy of this devil in disguise.
- phatic function: the message is used to maintain the dialogue, for example, when Verbal is being interviewed, the frequent cropping up of the name acts like a conversational driver.
- poetic function: "Keyser Söze," and its two trochees stressing the tutelary aspect of the Kaiser, reinforced by the incantatory way of referring to him throughout the movie.
Furthermore, "Söze", in Turkish, means "that talks too much", "verbal", a meaning that inevitably rings a bell with the personification of the myth, Kint himself. In the film's making-of, the creators reveal that they decided to change the name from Keyser Sume to Keyser Söze, the former moniker also belonging to a lawyer who feared the movie would be detrimental to his business. In the movie, the nickname "Verbal" is used as a humoristic trait, as Kint scarcely speaks and is supposed to be nothing more than a dumb cripple. The passageway from Keyser to Kint is thus a complete twist between an alleged mastermind and a pathetic con-man. Verbal becomes a two-headed Janus, one demonic, the other simplistic, and in the end, no one can tell what is real from what is false, given the guile of the almighty narrator.
"The greatest trick the Devil ever pulled was convincing the world that he didn't exist." This line, which is one of the most famous in the script, is a direct reference to Baudelaire's Le Joueur Généreux: "Mes chers frères, n'oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas!" In this poem, Baudelaire tells the story of a man coming to terms with the Devil.
The recurrent motto "Keyser Söze" is therefore one of the major performative tricks ployed in The Usual Suspects' script. The mere evocation of his name suffices to conjure up a whole, devilish theogony which ends up creating such a powerful legend that it profusely nourrished our occidental folklore, proof of which is that Keyser Söze has now his own brand of clothing.

© Brice 2008

jeudi 28 février 2008

Entre vapeur et fumée, le sublime turnérien à l’épreuve du progrès




Dans son Histoire de la Beauté, Umberto Eco semble faire bien peu de cas de Joseph Mallord William Turner (1775-1851) : l’artiste anglais, romantique et précurseur du mouvement impressionniste, n’est pas même cité dans l’ouvrage. Omission ? Choix délibéré ?
Toujours est-il qu’il eût mérité de figurer en bonne place au chapitre XI, intitulé « Le Sublime ». Si l’on reprend les définitions du sublime données par Edmund Burke – « tout ce que l’on élabore pour susciter l’idée de douleur et de danger (…) est source de sublime ; c’est-à-dire que cela produit l’émotion la plus forte que l’esprit soit capable de ressentir » – puis par Emmanuel Kant qui, dans sa Critique de la Faculté de Juger, distingue sublime mathématique – les sens ne peuvent saisir l’ensemble des perceptions et la raison postule un infini – et sublime dynamique – impression d’une infinie puissance –, l’on ne peut s’empêcher d’avoir une pensée pour Turner et ses navires pris dans la tempête, ses paysages majestueux, ses ruines, autant de représentations qui mettent l’observateur aux prises avec une immensité qui le dépasse et lui inspire la crainte.
Pour autant, le sublime turnérien est spécifique. Là où un Caspar David Friedrich peint des scènes fantasmées, un Turner tentera de restituer des paysages vus, esquissés sur place puis retravaillés de mémoire. En cela, le sublime turnérien est historique, il est situé dans le temps, daté, réaliste. Il s’agit là d’une collusion qui révolutionne la peinture de paysage : Turner, bien loin d’imiter la nature, la sublime au moyen d’une fidélité sans servilité qui transcende l’imitation pour atteindre un ordre supérieur de réalité. Ainsi, John Ruskin, grand admirateur et connaisseur de Turner, verra dans le génie turnérien un caractère sublime à l’œuvre à l’intérieur du pittoresque.
Turner est donc un peintre des aventures de son temps, or, son temps, c’est la première révolution industrielle, c’est la vapeur, c’est l’essor des transports, et l’on voit dans l’œuvre du peintre un souci constant de rendre compte de ces évolutions à travers la peinture de paysages. Le progrès semble être un de ses thèmes de prédilection, mais le regard qu’il porte dessus reste difficile à déchiffrer. Turner peint-il le progrès par intérêt esthétique pour tout ce qui est vapeur, mouvement, fracas, ou bien peint-il le progrès par conviction politique, par dénonciation, voir ici tout ce qui ressortit au naufrage, à la fumée, à la noirceur ? De même, quel sens donner à la sublimation de ces paysages ?
À la première révolution industrielle correspond chez Turner une révolution dans la peinture de paysage, autant due à la conjoncture – Turner peint le progrès car il en est spectateur – qu’à une sensibilité esthétique accrue. Pour autant, la peinture turnérienne et son sens restent enveloppés de mystère. Entre classicisme et prophétie, entre vapeur et fumée, la visée ultime de l’artiste semble échapper aussi bien à l’observateur qu’au critique.




Turner est un peintre de son temps, spectateur de l’Histoire en marche, il peint et dépeint. Cette posture est nouvelle dans la tradition de la peinture de paysage. De fait, Turner introduit une césure qui sera loin de faire l’unanimité du vivant de l’artiste. Incompris, Turner est habité par un certain désespoir, qui n’est pas sans rappeler la mélancolie des poètes romantiques anglais, à l’instar de Coleridge ou Wordsworth. Entre tradition et révolution, Turner, au travers du continuum pictural, traduira un état d’esprit caractéristique de son temps : la difficulté à juger un présent soumis à tous les changements, le doute quant à un avenir à la fois brumeux et avant-gardiste.

Joseph Mallord William Turner naît à Londres, dit-on le 23 avril 1775, jour anniversaire de la naissance de Shakespeare. 1775, c’est surtout les grands débuts de l’application industrielle des brevets sur les machines à vapeur. La première révolution industrielle connaît un grand tournant : la première véritable machine à vapeur, celle dont toutes les machines alternatives descendent, fut celle inventée et construite par un forgeron du Devon, Thomas Newcomen, en 1712. En 1764, frappé par la déperdition d'énergie de la machine de Newcomen, James Watt imagina de ne plus condenser la vapeur dans le cylindre, mais dans un condenseur séparé. Il en déposa le brevet en 1769. L'application industrielle commence à partir de 1775, après que James Watt se fut associé à Matthew Boulton, propriétaire de la manufacture de Soho, près de Birmingham. Le développement fut rapide, et 496 machines à vapeur Boulton et Watt étaient en service en Grande-Bretagne en 1800. Le développement de la machine à vapeur fut l'une des raisons de la précocité britannique. En 1830, le Royaume-Uni possédait 15 000 machines à vapeur. C’est cette même vapeur qui envahit progressivement les toiles de Turner. On peut par exemple penser au cycle de peintures de New Lanark, village industriel pionnier du nord de l’Angleterre, situé dans un paysage pittoresque – gorges, chutes de Clyde. Turner a peint la toile ci-dessous en 1802. Elle fut ensuite retouchée en 1840. Il s’agit d’une œuvre encore expérimentale, où la majesté du paysage naturel se revêt d’une robe de fumée, émanation des embryons d’usines présentes dans le village voisin de Lanark.



Si la vapeur sert à faire marcher les machines, elle sert aussi à faire avancer les bateaux. Il s’agit là encore d’un thème de prédilection de Turner. Pour mieux les étudier, l’artiste voyagera en France. En effet, le premier bateau à vapeur navigue sur la Saône en 1783. Puis des dizaines de bateaux à vapeur sillonnent la Loire entre 1830 et 1850. En ressort la publication The Rivers of France comprenant les livraisons de The Loire (1833) et de The Seine (1834 et 1835). Elle voit le jour à la suite des nombreux voyages en France que Turner a l’habitude d’effectuer – en 1803, après l’éphémère traité d’Amiens conclu entre la France et l’Angleterre, Turner avait déjà peint une première vue de Calais : Calais Sands at low Water, avec des poissards français se préparant à partir en mer.
Enfin, la vapeur, outre les machines et les bateaux, ce sera aussi le chemin de fer. Turner en verra les débuts, et peint en 1844 Rain, Steam and Speed (voir p.7), sans doute son tableau ayant eu le plus d’écho en France. La peinture de Turner est donc toute empreinte de l’Histoire présente : bateaux et chemins de fer hantent l’œuvre vaporeuse de l’artiste, tant et si bien qu’à la première révolution industrielle en Angleterre semble correspondre chez Turner une révolution de la peinture de paysage.
Avant Turner, le maître incontesté de la peinture de paysage classique était Claude Lorrain. Lorrain peint des scènes historiques, mythiques, veillant à restituer scrupuleusement la nature. L’art d’imitation est à son apogée, et, en même temps, à l’aube de son déclin. Turner est poussé par le désir d’élever le paysage au même degré de complexité narrative que la peinture d’histoire, convaincu que la peinture – et par extension la culture – est appelée à devenir une seconde nature. À bas l’imitation fade, place à ce que Ruskin nomme « l’ouverture de sensibilité, la sympathie ». Oscar Wilde reprend cette idée à son compte, en érigeant comme « principe général que la vie imite l’art beaucoup plus que l’art n’imite la vie », citant comme exemple les brouillards de Londres : « Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres (…) mais personne ne les a vus, et ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent que le jour où Turner les inventa ». C’est sur ce point que la révolution turnérienne se fait. Turner n’imite plus, il observe, ressent, et restitue le ressenti. Il rend aux paysages qu’il peint leur vérité, il retranscrit l’esprit du lieu.
La grandeur, jusqu’au XVIIème siècle, était toujours liée à la netteté. Giovanni Bellini, Léonard de Vinci, Fra Angelico, Dürer, le Pérugin, Raphaël, tous détestaient le brouillard, et rejetaient avec indignation toute forme de dissimulation. Or, comme le remarque Ruskin, le fait est que les nuages sont là – et l’on peut rajouter, ils sont en mouvement. Turner opère donc une rupture. Il peint les paysages tels qu’il les voit et les ressent. Révolution industrielle, révolution dans la représentation, rupture avec la tradition mais également adhésion à un certain esprit du temps.

La société anglaise, nous l’avons vu, est en plein bouleversement. Les réactions face au progrès sont contrastées. Les nouvelles perspectives ouvertes par les innovations de la révolution industrielle promettent des lendemains heureux, du moins pour ceux qui détiennent les moyens de production. La classe laborieuse, elle, trouvera peut-être du travail, mais ne bénéficiera pas à part égale des retombées financières induites par l’industrialisation et l’avantage compétitif qu’aura l’Angleterre par rapport aux autres pays européens. Avec la naissance du capitalisme se creusent les inégalités. Sur un autre plan, on assiste à une transformation rapide des paysages aussi bien urbains que ruraux. Intellectuels et artistes s’interrogent sur cette marche forcée du progrès. Si Turner est fasciné par ces évolutions, le regard critique qu’il porte dessus s’avère difficile à déchiffrer. Il est néanmoins possible de trouver des indices de son état d’esprit dans les vers de poésie ou références littéraires qui accompagnent parfois ses toiles. En effet, nombre de poètes romantiques et de littérateurs anglais s’interrogent également sur le progrès. La première fois que Turner associe des vers à un tableau date de 1798. Turner a 23 ans et déjà cette fascination pour la brume :

« Ô brumes et exhalaisons, qui maintenant montez
Du mont ou des vapeurs du lac, brunes ou grises,
Avant que le soleil ne dore vos robes laineuses,
En l’honneur du grand Auteur de ce monde, montez. »

Ces vers sont extraits du Paradis Perdu de Milton, et accompagnent un tableau qui représente « Le matin sur les collines de Coniston ».
Citons également les vers, probablement de sa propre composition, qui accompagnent sa peinture London, exécutée en 1809.



« Where burthen'd Thames reflects the crowded sail,
Commercial care and busy toil prevail.
Whose murky veil, aspiring to the skies,
Obscures thy beauty, and thy form denies,
Save where thy spires pierce thro the doubful air,
As gleams of hope amidst a world of care. »

Les vers montrent l’attitude ambivalente de Turner : à la fois regrets devant les ténèbres de l’industrialisation qui descendent sur la ville et fierté de la prospérité commerciale qu’apporte cette industrialisation. Turner s’affiche en tout cas comme un artiste littéraire, et Gage ne se trompe pas lorsqu’il affirme : « « Nous ne pouvons produire de bons peintres sans quelque aide de la poésie . » Ut pictura poesis. Pourtant, quand un Dickens ou un Coleridge témoignent clairement de leurs craintes vis-à-vis de l’industrie naissante, Turner ne se donne pas, reste évanescent.

Turner passe sa vie à peindre le progrès, rompant par là même avec la tradition de la peinture de paysages. Mais l’avis qu’il porte sur ces évolutions reste insaisissable. Une ambivalence ou une touche d’humour – on pense ici au lièvre qui court devant la locomotive dans Rain, Steam and Speed – viennent toujours retirer au critique le droit de statuer. Dans un second mouvement, il s’agira donc d’étudier la représentation du progrès chez Turner. L’objet de ce mouvement sera de chercher à trouver un sens à la sublimation ténébreuse de ce progrès.




Turner choisit le sublime pour représenter le progrès. Le progrès devient détail au milieu d’une nature majestueuse, le progrès devient symbole à travers la fumée – vapeur si présente chez l’artiste. Surtout, le progrès est abordé sous un angle sombre, sous la guise de bateaux de commerce épaves, pris en pleine tempête, ou encore sous la forme d’un train tentant de s’extirper de l’informe, bien que nargué par un lièvre plus rapide. Il y a donc chez Turner opposition constante entre la nature, sublime, imposante, et la représentation du progrès. Pour autant, qu’en conclure ? Le progrès est-il opportunité historique et esthétique ou bien véhicule-t-il dans la peinture turnérienne une dénonciation du monde moderne ?

Ce qui frappe d’emblée chez Turner, c’est l’aspect vaporeux de ses toiles adultes. À mesure que Turner trouve son style propre, le flou s’installe sur ses œuvres, voile de fumée qui renvoie aussi bien au brouillard anglais – que Turner, on l’a vu, est le premier à matérialiser, à sa suite viendront les impressionnistes, Monet en tête avec par exemple Londres, le Parlement, effet de soleil dans le brouillard en 1904 – qu’à la fumée industrielle qui envahit peu à peu les paysages urbains du pays. Fog et smog se mélangent chez Turner, qui masquent le second plan. Les critiques de Turner parlent à cet endroit de « mystère », que ce soit d’ailleurs en bien ou en mal. Hubert Damisch, dans sa Théorie du Nuage affirme : « le mystère : tel serait le trait spécifique de l’art de Turner, lequel se différencie de tout autre par une exécution d’apparence incertaine, au point que ce peintre apparaît souvent comme le principal représentant du “nuagisme“, du “flou“, caractéristique de toute une part de la peinture du siècle . » Damisch s’en prend ici directement à Ruskin, pour qui ce mystère est une des six qualités de l’exécution, avec la vérité, la simplicité, l’inadéquation, la capacité de décision et la rapidité. Le mystère turnérien, pour Ruskin, c’est « ce plaisir de voir les choses seulement en partie, et non dans leur totalité, et de les fondre dans une enveloppe de nuages et de brouillard, au lieu de les dévoiler . » Le nuage, la vapeur, comme voile, masque. Pour voiler quoi ? Description d’un paysage qui ne se montre pas ou volonté artistique et politique de cacher quelque chose ? Pour Heidegger, l'art joue un rôle fondamental. Il est ce par quoi l'être se révèle et il nous dévoile la vérité alors que la métaphysique comme la science font partie de l'histoire d'un oubli de plus en plus profond de l'être au profit d'une volonté de puissance exercée sur les étants (ce qui dans l’être est en situation). Chez Turner, il est possible de voir un double mouvement à l’œuvre : la peinture turnérienne voile le paysage sciemment – d’une part car il est naturellement voilé, d’autre part car il est esthétiquement intéressant de peindre le voile en question – et dévoile en même temps une certaine volonté de l’artiste de le voiler, donc dévoile une vérité ontologique de l’artiste, pour reprendre le vocable heideggérien. Vérité ontologique difficile à discerner. Le mystère turnérien ne nous renseigne guère sur le sens de la représentation du progrès, sinon qu’il épaissit notre brouillard herméneutique.
Ce voile de fumée pourrait renvoyer au flou de l’avenir historique. Le début du XIXème siècle anglais est une grave période de questionnement, une crise de conscience, où euphorie et pessimisme s’entrecroisent. La machine, tout en ouvrant des perspectives nouvelles, provoque une crainte de déshumanisation. Les transports, tout en favorisant l’ouverture des campagnes, secouent une société conservatrice. Il s’agit véritablement d’une période où le temps s’accélère, et de fait il est difficile de prendre du recul par rapport à ce tourbillon d’évolutions. Ce recul, l’artiste l’a. Il engendre des interprétations diverses. Le dramaturge Benjamin Haydon voit dans le développement des sciences et celui, très lié, de l’industrie, le moyen privilégié de guérir la misère générale ; Il écrit ainsi dans son autobiographie (1841) : «So far from the smoke being offensive to me, it has always been to my imagination the sublime canopy that shrouds the City of the World ». Pour Haydon, cette fumée est un symbole de modernisme et de réussite de la ville. Le recul qu’a Turner face aux évènements de son temps ne donne par contre pas de réponse univoque. L’avenir est flou chez Turner, à n’en pas douter, mais l’artiste, à mon sens, ne prend pas parti. Examinons Dudley, Worcestershire (page de garde) : en 1830, Turner fit une excursion dans les comtés du centre afin de réunir des éléments nouveaux pour la série England and Wales. Ce tableau est le plus industriel des aquarelles de la série. Ruskin y voit « une des premières expressions du parfait discernement de Turner de ce que devait devenir l’Angleterre. » Certes, Turner ne semble pas avoir ici de difficulté à souligner la dichotomie entre les zones historiques et modernes de la ville, qui sont représentées d’une part par l’église et les ruines du château, et d’autre part, par les cheminées qui vomissent la fumée et par les fours qui grondent. Eric Shanes incline à penser que le quasi-alignement de la flèche avec les cheminées d’usine symboliserait le remplacement des valeurs anciennes par des nouvelles . La dénonciation n’est cependant pas prégnante, et c’est pourtant sans doute dans cette toile qu’elle se lit le plus. La construction du tableau en trois bandes – la première dans le quart sud-est de la toile, plus claire, représentant l’ordre ancien, la deuxième avec la pénombre s’infiltrant par l’ouest, l’usine, la fumée, et la troisième dans un tiers nord, avec un ciel dégagé et une nature luxuriante – pourrait néanmoins indiquer que classicisme et modernisme peuvent cohabiter.
Une autre toile témoigne de l’ambiguïté du regard de Turner.



Turner peint Rain, Steam and Speed en 1844. Le tableau montre une locomotive de type « luciole » et ses wagons traversant la Tamise sur le viaduc de Maidenhead ; celui-ci avait été construit en 1839 par l’ingénieur du Great Western Railway, Brunel, et était sans doute le plus remarquable de ses ponts. Au moment où s’ouvrait l’exposition de 1844 à la Royal Academy, le chemin de fer fut prolongé de Bristol à Exeter, à travers le Devonshire, terre des ancêtres de Turner : ce pourrait être la raison qui l’incita à peindre ce sujet. Le début des années 1840 fut une période cruciale à la fois pour le Great Western Railway et pour Turner ; en 1842, la Reine Victoria avait fait sur cette ligne sa première excursion en chemin de fer. Peut-être Turner, comme à l’habitude, éprouvait-il les pires difficultés financières, et recherchait-il à nouveau l’appui de la famille royale, en vain.
À gauche du pont, défiant l’averse, des baigneurs et des pique-niqueurs font signe de la main ; sur le fleuve, on voit un bateau plein de pêcheurs. Autre détail qui a son importance, le lièvre qui court devant la locomotive (à peine visible sur l’image ci-dessus…) : c’est le lièvre qui représente la vitesse, et non la locomotive. On retrouvera cette idée chez Félix Bracquemond qui peint La Locomotive, d’après Turner, en 1873. La locomotive, pour reprendre les mots du peintre et ami de Turner John Martin, ressemble à « la bête de l’Apocalypse, ouvrant ses yeux de verre rouge dans les ténèbres et traînant derrière elle ses vertèbres de wagons. » La description cataclysmique de Martin n’engage cependant que lui. Turner, à en croire John Gage, considérait plutôt le chemin de fer comme un divertissement, et rien ne permet de penser qu’il partageait ce pessimisme . Le mystère essentiel de Turner persiste donc. On notera tout de même qu’à nouveau, Turner mêle dans une même toile l’ordre ancien, classique, avec l’emblème du progrès. Le sens de la représentation du progrès paraît donc continuellement échapper à un raisonnement objectif, et toute réponse se cantonne à une interprétation plus ou moins argumentée. Le sublime peut-il nous aider à trouver une réponse satisfaisante ?

Toute sa carrière, Turner a pris le parti du grandiose. Le critique littéraire britannique William Hazlitt voit chez lui un « retour au chaos originel, tout est sans forme et vide », ses tableaux étant « des portraits de rien, mais très ressemblants ». En effet, se trouver nez à nez avec un tableau de Turner, c’est affronter un fatras lumineux, une « confusion harmonieuse », c’est faire face à une représentation sublime. Étymologiquement, le sublime, du latin sublimis, est ce qui « va en s’élevant », ce qui « se tient en l’air », d’où peut-être l’importance du ciel et des nuages chez Turner. Comme concept esthétique, le sublime désigne une qualité d'extrême amplitude ou force, qui transcende le beau. Le sublime est lié au sentiment d'inaccessibilité – vers l'incommensurable. Comme tel, le sublime déclenche un étonnement, inspiré par la crainte ou le respect . Le sublime est donc quelque chose qui agit chez l’observateur. Chez Turner précisément, le sublime est matérialisé par le mouvement tournoyant, le tourbillon, la majesté des éléments qui se déchaînent. Les paysages turnériens sont mus par des forces qui dépassent l’humain, tempêtes, et à leurs suites démâtages, coulées… Ces mêmes bateaux à vapeur qui symbolisent le progrès sont condamnés, et peu semblent en mesure de rejoindre la terre ferme. C’est le cas par exemple dans Snowstorm.



L’effet du tableau sur le spectateur est à la mesure du chahut peint. La circularité, avec comme point focal le bateau à vapeur battu par les bourrasques, ainsi que les jeux de lumière, donnent une puissance déchaînée à la toile. La fumée blanchâtre des ondées neigeuses rentre en résonance avec la fumée noirâtre nauséabonde du steamboat, qui semble en feu, du moins en perdition, ou quand le progrès, l’innovation, ne fait pas le poids contre l’immuable force de la nature. Ce tableau, c’est un peu le combat manichéen entre ce qui est et a toujours été, et ce qui vient d’apparaître et ce qui remet en question ce qui sera. Et l’on pourrait de fait lire sur cette toile une sévère dénonciation de l’histoire en marche, coulez-moi ces bateaux, ils ne font pas le poids face aux sycophantes d’Eole ! Ruskin irait au-delà, voyant dans la représentation sublimée du chaos l’incarnation divine d’une sorte de vengeance punitive. Pourtant, à nouveau, une autre interprétation pourrait poindre : le bateau, aussi hagard qu’il soit, ne serait-il pas en train de sortir des zones de turbulences et se diriger vers le ciel bleu peint dans l’œil du cyclone ? Turner n’a-t-il pas peint la victoire du bateau contre les envoyés du vent ? Mystère… Si Turner semble à première vue prophétiquement condamner le progrès comme voué au cataclysme, le peintre s’en sert aussi pour opérer une rupture esthétique. Et même, dans la pratique, Turner applique prophétiquement les futurs instruments du progrès. Il est à cet égard intéressant de remarquer que Turner inventera à sa manière le taylorisme, excepté qu’il travaillera à la chaîne avec lui-même. La gouvernante de Turner, Sophia Booth, qui semble l’avoir aidé pendant les dernières années, le vit travailler de la manière suivante à l’ultime série qu’il devait envoyer à l’Académie en 1850 : « les tableaux étaient disposés en rangée et il allait de l’un à l’autre, travaillant sur l’un, retouchant l’autre, et ainsi de suite, à tour de rôle. »
Sublime et pittoresque font bon ménage chez Turner. Le pittoresque est un concept spécifique de l’esthétique du XVIIIème siècle. Il désigne à la fois une attitude, qui fait du monde un ensemble de peintures potentielles, et les qualités qui font d’un spectacle naturel un sujet parfait pour la peinture (plus particulièrement, le brisé, le rugueux, le fragmentaire, la ruine). Il est donc sensé s’opposer au sublime qui accompagne la perception de la disproportion entre l’être humain et le gigantisme des forces naturelles. Il est remarquable que Ruskin ne garde pas en l’état ce couple classique du pittoresque et du sublime, mais voit chez Turner le sublime à l’œuvre à l’intérieur du pittoresque : l’art doit autant montrer le mal qui règne dans le monde que sa beauté. On a donc chez Turner quelque chose comme une symbolique picturale de la déchéance sublime du pittoresque, par le biais d’une fumée envahissante, étouffante, d’un chaos continuel. On a chez Turner un sublime ténébreux. Expression d’un désespoir latent ?





De son vivant, Turner a essuyé les critiques, et l’artiste lui-même, à en croire Ruskin, ne voyait aucune assurance qu’il fût mieux compris après sa mort. D’où la phrase de Ruskin : « Seul un autre Turner pouvait comprendre Turner. »
Au-delà de l’acception fataliste du critique, qui, pris de délire au crépuscule de sa vie, se rend compte que les années passées à déchiffrer le génie turnérien n’ont pas abouti à un véritable éclaircissement du mystère fondateur de son œuvre, on peut ici en guise de conclusion avouer que toute simplification hâtive serait erronée.
Répondre à la problématique posée en début d’étude, à savoir identifier le rapport ambigu entre sublime et progrès dans la peinture de Turner, relève donc de la gageure. Il reste néanmoins possible d’avancer des pistes de réponse.
Le devoir se sera efforcé d’avancer des indices de la qualité prophétique de l’artiste : pour Turner, le progrès est représenté par une épaisse fumée, une désagrégation du paysage d’antan, d’où la révolution picturale que représente son œuvre. Le progrès semble être porteur de fracas, de pollution – même si le terme est anachronique – et laisse présager des lendemains de suie. Pour autant, Turner, spectateur de son temps, a peint les paysages de son temps, a peint les transformations de son époque, il a dépeint autant qu’il a peint, tout en sublimant, grâce au travail de la mémoire, ce que ses yeux et sa sensibilité voyaient.
Au premier coup d’œil donc, le sublime semble montrer le progrès sous un jour peu amène, et Blanchard de bombarder Turner « prophète de la décadence du monde industriel ». La vérité est peut-être plus complexe. Si la dénonciation morale est probable, le progrès, avec tous les changements visuels qu’il apporte, est loué esthétiquement dans l’œuvre de Turner, qui trouve là motif à peindre le trouble, le vague, le flou, le sombre, et Turner d’inventer ainsi un monde pictural propre, fait de volutes et de « nuagisme », entre vapeur et fumée. Le désespoir turnérien aura été son génie, la peinture du progrès et de ses affres aura été sa vie.


1) La recherche philosophique sur l’origine de nos idées du Sublime et du Beau, 1756
2) Les Peintres Modernes, IV, 1856
3) Le Déclin du mensonge, 1891
4) Id.
5) « Là où sur la Tamise se pressent les navires
Règnent le dur labeur et les soins du commerce ;
Leur voile de fumée, s’élevant vers le ciel,
Obscurcit ta beauté et désavoue tes formes ;
Mais ça et là tes flèches percent les ténèbres,
Telles des lueurs d’espoir dans un monde accablé. »
6) Turner, John Gage, 1969
7) Théorie du nuage, Pour une histoire de la peinture, Hubert Damisch, 1972
8) Les Peintres Modernes, IV, 1856
9) « Bien loin de m’importuner, j’ai toujours imaginé que cette fumée n’était autre que le sublime voile qui enveloppe cette cité mondiale. »
10) Turner's Picturesque Views in England and Wales, 1979
11) Turner : Rain, Steam and Speed, 1972
12) Windsor Forest, Alexander Pope
13) Critique de la Faculté de Juger, Emmanuel Kant
14) Les Peintres Modernes, IV, 1856


© Brice 2008

Journalisme et Ethique

« Je croirai vraiment à la liberté de la presse
quand un journaliste pourra écrire
ce qu'il pense vraiment de son journal.
Dans son journal. »
[Guy Bedos]

Lecture d'un essai de Pierre Bourdieu, Journalisme et Ethique

Pierre Bourdieu part d’un constat simple : le journalisme de son temps se repaît dans une autosatisfaction dégoulinante, tant et si bien qu’il semble perdre de vue un modèle de vertu qui devrait pourtant le guider. Pour retrouver cette morale égarée, il devrait, selon le sociologue, se doter des moyens qui lui permettraient de se remettre en question objectivement. Comment : en se livrant à une critique - autocritique de tous les instants, mais aussi en tentant de se libérer des contraintes exogènes qui fondent le manque d’autonomie de cette corporation, inféodée qu’elle est aux patrons de presse et par ce biais au pouvoir – sans parler de la tyrannie de l’audimat et de la course épuisante après les recettes publicitaires.
La thèse de Pierre Bourdieu, bien que datée (1996), n’en perd pas moins de son actualité. Elle se trouve même renforcée par l’irruption du phénomène Internet. De fait, le journalisme de 2008 ne semble pas bien mieux loti que son confrère du siècle précédent. Oui, le journalisme se cherche une morale, oui, d’aucuns disent que la « gutter press » d’Outre-Manche contamine insidieusement nos parutions. Oui, les grands titres sont livrés aux mains d’industriels proches du pouvoir politique.
Et les journalistes ? Sont-ils des pantins désarticulés tombés dans les fourches caudines de la recherche de profit ? Ont-ils vendu leurs nobles âmes à l’icône païenne du Business Model ?
Ces questions pointent du doigt un paradoxe actuel : un déficit de croyance croissant dans les médias, allié à une lobotomisation consentie de l’audimat par ces mêmes médias – ou quand le démon communication envahit le monde de l’information. Qui n’a jamais entendu « oh oui, mais moi les médias, ils nous manipulent » suivi de « par contre, tu as vu, ils ont retrouvé Ben Laden dans une grotte high-tech » ? Au final, le public croit ce qu’il veut croire. On revient au point de départ : servir au peuple ce qu’il veut entendre.

Dès lors, les propositions de Pierre Bourdieu pour redonner une morale aux médias relèvent à mon avis de la gageure.
- Encourager la critique – autocritique
Deux idées testées et éprouvées : de qui viendrait la critique ? Il serait logique que ce soit les lecteurs qui s’insurgent ou félicitent → courrier des lecteurs, médiateur s’avèrent davantage des vitrines médiatiques montrant que le journalisme est à l’écoute.
En Grande-Bretagne existe la Press Complaints Commission, un peu l’équivalent de notre CSA, mais en plus populaire : la PCC reçoit les plaintes des lecteurs – auditeurs – spectateurs et tente le cas échéant d’appliquer des sanctions. La PCC reste « a toothless watchdog », un « chien de garde aux crocs élimés » ; le pourcentage de sanction est minime par rapport aux « infractions » enregistrées.
Quant à l’autocritique, le modèle pourrait paraître plus vertueux. La question est de se demander qui y a intérêt. Il y a bien eu un timide engouement pour le « décryptage » (Arrêt sur Image, et dans une moindre mesure, Plus Clair) mais le soufflé est vite retombé. Raisons politiques ?
- Se libérer des contraintes exogènes
Il s’agit là d’un vœu pieu, que seul aujourd’hui Internet permet de réaliser, avec ses limites. Le nouveau média ouvre en effet la porte à toutes les initiatives. L’avenir nous dira par exemple si un site comme Mediapart sera viable économiquement. Qui pour réguler la toile ?

Une proposition maison pour parvenir à un système vertueux : se défaire de la dictature du format.
Le journalisme tel qu’on le connaît est l’otage d’une prison espace-temps qui le condamne à adapter son discours. La télévision en est l’emblème, et est pour moi – n’en déplaise à Monsieur Galzi – le média le plus désinformant. Comment traiter d’un sujet aussi complexe que la crise au Darfour en 1 minute 30, et se permettre de caler en fin de journal un reportage de deux minutes sur des artisans languedociens qui fabriquent des confitures de coing de manière ancestrale ? La critique est valable également pour la presse écrite : comment adapter son discours de manière à ce qu’il tienne en un nombre déterminé de signes → deux écueils : diluer le propos pour remplir la case définie, ou le restreindre. Rien de bien naturel dans cette démarche.
Le média Internet brise ces lois surannées. L’espace est infini. De même, le temps se disloque → l’actualité est visionnable à l’envi, podcastable. Tel est l’avenir du journalisme, qui passe par un changement dans le mode de consommation de l’info. Si cette révolution, nécessaire à mes yeux, est menée à bien, alors le journalisme se sera déjà libéré d’une contrainte exogène.
Se pose la problématique de la réception : l’internaute aura le choix dans sa consommation d’information : dépêches d’agence, où l’info tend vers une certaine objectivité (modèle vertueux), et articles de fond, documentés. Reportages complets, resituant les contextes, et dans lesquels l’image est accompagnée d’un discours qui l’explicite, et ne la livre pas dans sa crudité en proie à toutes les analyses d’un spectateur choqué et incapable de rationaliser ce qu’il voit.
Reste à financer cette révolution…


© Brice 2008
Essai réalisé dans le cadre de mes études à Sciences-Po

jeudi 15 mars 2007

L'Afrique à fleur de mot

Il est des journalistes qui se sont forgés à la force de leur poignet. Pierre Lepidi en fait partie. Diplômé de l’Institut des Médias de Paris en 1996, il mène depuis une carrière tamtam battant, partagée entre l’Afrique noire et Le Monde, entre production d’ouvrages et écriture d’articles. Toujours avec la même envie. Portrait d’un passionné.




La silhouette est longiligne, le regard pénétrant. Mais ce qui frappe au premier abord chez Pierre Lepidi, c’est son teint hâlé. Rien de surprenant à cela, cet amoureux de l’Afrique noire rentre tout juste du Liberia. Les Nations Unies donnaient le coup d’envoi du programme « Sports pour la paix » dans la capitale Monrovia. Un voyage taillé sur mesure. La direction du Monde ne s’y était pas trompée : « c’est pour Pierre, c’est son carré. »
Douze ans que Pierre Lepidi officie pour le service Sport. Douze années pendant lesquelles le journaliste indépendant et jogger de haut niveau s’est petit à petit imposé comme pigiste régulier. Lui-même s’en amuse : « j’ai commencé comme stagiaire en 1995, puis on m’a gardé parce que j’avais proposé de venir recueillir les résultats sportifs le dimanche soir, ça barbait tout le monde de travailler le dimanche. » Ce n’est que deux ou trois ans après qu’il publie enfin un article. Premier tournant en 1998 : pendant la Coupe du Monde de Football, Le Monde publie un supplément quotidien. Pierre travaille alors en partenariat avec le service infographie pour dessiner buts et actions. Il reprend ensuite la branche F1 laissée vacante, puis commence à s’occuper du rugby. Amorce d’une diversification. Un deuxième tournant en 2002. Cette fois-ci la Coupe du Monde se déroule en Asie. Au dernier moment, Pierre est informé qu’il ne partira pas. Déception. Mais Pierre ne déplie pas bagages. Jamais à court d’argument, il offre de s’envoler pour Dakar assister à la ferveur populaire entourant le match Sénégal – France, en ouverture du Mondial. Accordé.
C’est là que l’Afrique entre dans la vie du journaliste. Il part à sa propre recherche et se découvre une nouvelle identité : « Je suis parti sans rien, un peu par hasard, je voulais vivre ça, avoue-t-il, rêveur. Et le Sénégal a gagné, ça a vraiment été un trop plein d’émotions pour moi. » L’Afrique ne le quittera plus. Il découvre la Mauritanie en taxi-brousse et accouche de son premier livre, Carnet d’Afrique. Les droits d’auteur perçus pour cette publication sont directement reversés à un orphelinat de Nouakchott et à des clubs de football, via une association qu’il a créée, Frères de Foot.
L’histoire se répète en 2006, pour la Coupe du Monde en Allemagne. Pierre est à nouveau informé au dernier moment qu’il ne partira pas. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il suggère d’aller au Togo pour le match contre la France. Devant le refus de sa rédaction, il insiste en proposant de faire un crochet par la Côte d’Ivoire pour étudier l’impact de la qualification du pays sur le processus de paix. Banco. « Du Lepidi tout craché, s’enthousiasme Pierre Jaxel-Truer, son collègue au service Sport. Lorsqu’il a une idée, il ne la lâche plus. »
L’affaire de cœur avec l’Afrique ne s’arrête pas là : Coupe d’Afrique des Nations en Tunisie en 2004 – avec la victoire des locaux à la clé –, une petite dizaine de voyages en Mauritanie, « ma deuxième famille », et un second livre, Nouakchott – Nouadhibou, la Mauritanie trace sa route. Cette fois, il s’agit d’un livre-documentaire réalisé avec l’aide du photographe Philippe Freund. Trois semaines passées sur le terrain pour analyser les débouchés sociaux de la construction d’une route reliant les deux plus grandes villes du pays.
Entre-temps, Pierre Lepidi, « touche à tout » comme il le reconnaît lui-même volontiers, a publié un roman, Dilemme, alliant deux de ses passions, la Corse dont il est originaire, et le journalisme.
Au travers de cet éventail hétéroclite d’expériences, une constante, l’écriture. C’est le sourire accroché au visage que Pierre Lepidi confie : « Ecrire est un vrai plaisir. Ecrire même quand les conditions ne sont pas réunies, même quand il n’y a rien à dire, c’est un petit défi. » Du Maurice Blanchot dans le texte, à ceci près que dans le cas du journalisme, l’urgence d’écrire est également imposée de l’extérieur.
Pierre Lepidi ne se soucie guère des contraintes de genres. Il est d’ailleurs en train de plancher sur un épisode de l’Histoire de Corse. « Je garde toujours le même style d’écriture. Même pour le roman, le lecteur peut deviner que c’est un journaliste qui écrit. L’âme du journaliste transparaît. » Lors d’une rencontre avec Alpha Blondy, il a même proposé de lui écrire une chanson. L’artiste a refusé. Qu’à cela ne tienne, pas question de baisser les bras. « Jusqu’ici, j’ai pu combiner passion et travail, c’est l’idéal. J’ai mangé mon pain noir, mais je suis prêt à le remanger à tout moment. » Pour mieux rebondir. Et de conclure avec passion : « j’exerce l’un des plus beaux métiers du monde, mais aussi l’un des plus durs. Le journalisme m’a fait vivre des moments magiques. »
© Brice 2007

mercredi 7 mars 2007

La France de toutes leurs forces : radioscopie du blog de François Bayrou




La pesanteur des mots, le néant des images. Un titre choc peut-être, en haut, au centre – comme toujours – peinturluré en orange vif : « Osez Bayrou ! » L’en-tête interpelle l’internaute, peut-être, mais le blog (http://osezbayrou.fr/blog/) reste au demeurant bien triste. Des caractères gris sur fond blanc, le gris, la couleur médiane de Paul Klee, ni blanche ni noire, l’absence matérialisée en couleur. Et le manque d’images pour animer cette page terne… Une microphoto de pièces jaunes illustre un post dédié aux propositions dispendieuses des autres candidats.
Heureusement, les titres, en bleu, fourmillent de point d’exclamation, rappelant métaphoriquement la claque mise par le candidat Bayrou à un ado pendant la campagne 2002 : « Relancer les universités ! » ou encore « Demandez aux candidats si les oreilles d’une vache sont devant ou derrière les cornes !! » Touche d’humour, quand tu nous tiens.
Les articles eux-mêmes sont lisses, pâles, étendards du programme du chef de file des centristes. Un post par projet, signé par les différents groupes de réflexion afférents à chaque domaine politique. L’anonymat règne, tout comme une certaine indifférence. Puisqu’il fallait faire un blog, François l’a fait. Les commentaires se font rares, une petite dizaine répartis sur vingt articles.
Et une constante, comme un appel en marge, en titre : allez plutôt voir mon vrai site, celui qui bouge, celui qui vit : http://www.bayrou.fr/. Un aveu : « je sais, mon blog est nul, mais mon site vaut le détour ! » Libre à vous d’y courir.


© Brice 2007

vendredi 23 février 2007

Un peu de musique pour se détendre


C'est beau, c'est frais, c'est ambitieux, les paroles sont soignées, lustrées, le rythme est entraînant comme du Dany Brillant, manque juste le clip. Las, Jacques Chirac va nous quitter, qui va reprendre le flambeau de la variété française ? Mais il est tout trouvé le successeur vous voulez dire !





Eh oui, c'est du lourd, des rimes en O comme on en trouve peu. Je vous épargne les paroles, elles sont disponibles sur le net, et d'ailleurs très compréhensibles à première écoute. Allez, un ptit dernier et j'arrête :) Cette fois-ci ce n'est pas un hymne de campagne, mais c'est une oeuvre des militants de la ségosphère. Idéal pour un karaoké entre amis.





Une question : à quoi ça sert, à part à jaser ?


© Brice 2007

mercredi 21 février 2007

Des singes et des hommes

18 février, le carnaval en plein Paris. Les Macaqs assurent le spectacle, une association festive et engagée en faveur du quartier, qui l’espace d’un après-midi insuffle un vent de folie au grand est parisien. Une descente entraînante chez les bonobos bobos.


Une fanfare, des chars bariolés, une ambiance festive bienvenue en ce dimanche ensoleillé. La scène rappelle que le carnaval de Rio vient à peine de débuter, pourtant elle se déroule Place Gambetta, face à la Mairie du 20ème arrondissement de Paris. Pourquoi un tel feu d’artifices de couleurs, pourquoi une foule aussi nombreuse ? Un peu partout des fanions pourpres s’agitent au vent. Dessus miroitent cinq lettres, Macao. Tiens donc, une manifestation en l’honneur du flambant neuf Las Vegas d’Asie du Sud-est, en l’honneur de cet eldorado du blanchiment d’argent. Pour le moins étrange. Autant pour moi, le logo est difficilement déchiffrable, mais il y est bien écrit Macaq… Macaq le singe, mais surtout Macaq pour Mouvement d’Animation Culturelle et Artistique du Quartier.
Bizarrement, ces gens ne revendiquent rien. A la bonne heure, enfin une troupe festive et apolitique, loin de tous les ternes débats présidentiels qui font descendre toute sorte d’illuminés dans les rues de la Capitale.
La cinquantaine de percussionnistes de l’association assure le spectacle. Autour d’eux, des personnages déguisés, non en macaque, mais plutôt en arc-en-ciel. Et partout, des t-shirts estampillés Macaq. Casquette vissée sur le crâne, Julien jubile, il ne s’attendait pas à un tel succès : « Aujourd’hui, c’est magique, tout est réuni, le soleil, la bonne humeur, des macaques et des habitants du quartier, on ne pouvait rêver meilleure audience. » Julien dirige l’association d’une main de fer dans un gant de velours depuis maintenant trois ans. Pourtant, tout ne va pas pour le mieux. Une trentaine d’artistes Macaq vivent au 17ème Parallèle, un squat du XVIIème arrondissement. Ils sont sous le coup d’une expulsion au 1er mars. « Nous cherchons à déménager, mais peu importe, cet après-midi, on oublie tout ça, on est là pour faire la fête. » Tamtams et tambours repartent de plus belle, comme pour signifier que le sujet est tabou.
Une troupe de troubadours vivant à l’heur du carpe diem. Mais pas seulement. Les Macaqs sont également animés d’un véritable esprit humaniste. Outre le carnaval, ce sont vide-greniers, dîners et fêtes de quartier, solidarité, soutien scolaire, évènements culturels, sportifs et artistiques qui sont inscrits à l’agenda du mouvement. « Nous voulons devenir un relais puissant et pertinent de la vie associative et culturelle du quartier » ajoute Julien. En un mot, divertir pour mieux éduquer, souder et redonner vie aux « villages dans les villes ».
Stéphanie a profité du beau temps pour s’attabler à la terrasse du Café Fontaine. « Je ne m’attendais pas à un tel défilé, plaisante-t-elle. C’est très sympa, c’est coloré. » A ses côtés, Didier, en bras de chemise, fait écho à sa compagne : « ça fait plaisir, une vraie bouffée de printemps, on en oublierait presque que demain le réveil est fixé à 6h30. »
L’association est à but non lucratif, généreux donneurs ne pas s’abstenir. « On nous paye surtout en monnaie de singe » déclare Julien avec un ton faussement solennel, avant d’éclater de rire. « L’essentiel des Macaqs travaille dans la culture, moi-même je suis dans la variété française. L’association, c’est un devoir citoyen. »
Après une demi-heure passée Place Gambetta, le défilé se met en branle. Objectif : sillonner les XIXème et XXème arrondissements parisiens. En tête de cortège, on trouve une vache, pour le plus grand bonheur des bambins venus nombreux. « C’est Antoinette, notre mascotte, on croirait un bovin mais ne vous y fiez pas, c’est un macaque, comme nous tous. Sous couvert d’apparences trompeuses, nous sommes tous des primates » affirme Judith avec aplomb. Un large sourire trahit la supercherie.
La remuante et ronflante balade durera une heure et demie. Sur le chemin, des regards étonnés, amusés ; les riverains sont à leurs fenêtres, les voitures s’arrêtent, les oiseaux suspendent leur vol. Dans la jungle anonyme et imperturbable de la ville, les Macaqs ont décidé de résister.

© Brice 2007