Dans son Histoire de la Beauté, Umberto Eco semble faire bien peu de cas de Joseph Mallord William Turner (1775-1851) : l’artiste anglais, romantique et précurseur du mouvement impressionniste, n’est pas même cité dans l’ouvrage. Omission ? Choix délibéré ?
Toujours est-il qu’il eût mérité de figurer en bonne place au chapitre XI, intitulé « Le Sublime ». Si l’on reprend les définitions du sublime données par Edmund Burke – « tout ce que l’on élabore pour susciter l’idée de douleur et de danger (…) est source de sublime ; c’est-à-dire que cela produit l’émotion la plus forte que l’esprit soit capable de ressentir » – puis par Emmanuel Kant qui, dans sa Critique de la Faculté de Juger, distingue sublime mathématique – les sens ne peuvent saisir l’ensemble des perceptions et la raison postule un infini – et sublime dynamique – impression d’une infinie puissance –, l’on ne peut s’empêcher d’avoir une pensée pour Turner et ses navires pris dans la tempête, ses paysages majestueux, ses ruines, autant de représentations qui mettent l’observateur aux prises avec une immensité qui le dépasse et lui inspire la crainte.
Pour autant, le sublime turnérien est spécifique. Là où un Caspar David Friedrich peint des scènes fantasmées, un Turner tentera de restituer des paysages vus, esquissés sur place puis retravaillés de mémoire. En cela, le sublime turnérien est historique, il est situé dans le temps, daté, réaliste. Il s’agit là d’une collusion qui révolutionne la peinture de paysage : Turner, bien loin d’imiter la nature, la sublime au moyen d’une fidélité sans servilité qui transcende l’imitation pour atteindre un ordre supérieur de réalité. Ainsi, John Ruskin, grand admirateur et connaisseur de Turner, verra dans le génie turnérien un caractère sublime à l’œuvre à l’intérieur du pittoresque.
Turner est donc un peintre des aventures de son temps, or, son temps, c’est la première révolution industrielle, c’est la vapeur, c’est l’essor des transports, et l’on voit dans l’œuvre du peintre un souci constant de rendre compte de ces évolutions à travers la peinture de paysages. Le progrès semble être un de ses thèmes de prédilection, mais le regard qu’il porte dessus reste difficile à déchiffrer. Turner peint-il le progrès par intérêt esthétique pour tout ce qui est vapeur, mouvement, fracas, ou bien peint-il le progrès par conviction politique, par dénonciation, voir ici tout ce qui ressortit au naufrage, à la fumée, à la noirceur ? De même, quel sens donner à la sublimation de ces paysages ?
À la première révolution industrielle correspond chez Turner une révolution dans la peinture de paysage, autant due à la conjoncture – Turner peint le progrès car il en est spectateur – qu’à une sensibilité esthétique accrue. Pour autant, la peinture turnérienne et son sens restent enveloppés de mystère. Entre classicisme et prophétie, entre vapeur et fumée, la visée ultime de l’artiste semble échapper aussi bien à l’observateur qu’au critique.
Turner est un peintre de son temps, spectateur de l’Histoire en marche, il peint et dépeint. Cette posture est nouvelle dans la tradition de la peinture de paysage. De fait, Turner introduit une césure qui sera loin de faire l’unanimité du vivant de l’artiste. Incompris, Turner est habité par un certain désespoir, qui n’est pas sans rappeler la mélancolie des poètes romantiques anglais, à l’instar de Coleridge ou Wordsworth. Entre tradition et révolution, Turner, au travers du continuum pictural, traduira un état d’esprit caractéristique de son temps : la difficulté à juger un présent soumis à tous les changements, le doute quant à un avenir à la fois brumeux et avant-gardiste.
Joseph Mallord William Turner naît à Londres, dit-on le 23 avril 1775, jour anniversaire de la naissance de Shakespeare. 1775, c’est surtout les grands débuts de l’application industrielle des brevets sur les machines à vapeur. La première révolution industrielle connaît un grand tournant : la première véritable machine à vapeur, celle dont toutes les machines alternatives descendent, fut celle inventée et construite par un forgeron du Devon, Thomas Newcomen, en 1712. En 1764, frappé par la déperdition d'énergie de la machine de Newcomen, James Watt imagina de ne plus condenser la vapeur dans le cylindre, mais dans un condenseur séparé. Il en déposa le brevet en 1769. L'application industrielle commence à partir de 1775, après que James Watt se fut associé à Matthew Boulton, propriétaire de la manufacture de Soho, près de Birmingham. Le développement fut rapide, et 496 machines à vapeur Boulton et Watt étaient en service en Grande-Bretagne en 1800. Le développement de la machine à vapeur fut l'une des raisons de la précocité britannique. En 1830, le Royaume-Uni possédait 15 000 machines à vapeur. C’est cette même vapeur qui envahit progressivement les toiles de Turner. On peut par exemple penser au cycle de peintures de New Lanark, village industriel pionnier du nord de l’Angleterre, situé dans un paysage pittoresque – gorges, chutes de Clyde. Turner a peint la toile ci-dessous en 1802. Elle fut ensuite retouchée en 1840. Il s’agit d’une œuvre encore expérimentale, où la majesté du paysage naturel se revêt d’une robe de fumée, émanation des embryons d’usines présentes dans le village voisin de Lanark.
Si la vapeur sert à faire marcher les machines, elle sert aussi à faire avancer les bateaux. Il s’agit là encore d’un thème de prédilection de Turner. Pour mieux les étudier, l’artiste voyagera en France. En effet, le premier bateau à vapeur navigue sur la Saône en 1783. Puis des dizaines de bateaux à vapeur sillonnent la Loire entre 1830 et 1850. En ressort la publication The Rivers of France comprenant les livraisons de The Loire (1833) et de The Seine (1834 et 1835). Elle voit le jour à la suite des nombreux voyages en France que Turner a l’habitude d’effectuer – en 1803, après l’éphémère traité d’Amiens conclu entre la France et l’Angleterre, Turner avait déjà peint une première vue de Calais : Calais Sands at low Water, avec des poissards français se préparant à partir en mer.
Enfin, la vapeur, outre les machines et les bateaux, ce sera aussi le chemin de fer. Turner en verra les débuts, et peint en 1844 Rain, Steam and Speed (voir p.7), sans doute son tableau ayant eu le plus d’écho en France. La peinture de Turner est donc toute empreinte de l’Histoire présente : bateaux et chemins de fer hantent l’œuvre vaporeuse de l’artiste, tant et si bien qu’à la première révolution industrielle en Angleterre semble correspondre chez Turner une révolution de la peinture de paysage.
Avant Turner, le maître incontesté de la peinture de paysage classique était Claude Lorrain. Lorrain peint des scènes historiques, mythiques, veillant à restituer scrupuleusement la nature. L’art d’imitation est à son apogée, et, en même temps, à l’aube de son déclin. Turner est poussé par le désir d’élever le paysage au même degré de complexité narrative que la peinture d’histoire, convaincu que la peinture – et par extension la culture – est appelée à devenir une seconde nature. À bas l’imitation fade, place à ce que Ruskin nomme « l’ouverture de sensibilité, la sympathie ». Oscar Wilde reprend cette idée à son compte, en érigeant comme « principe général que la vie imite l’art beaucoup plus que l’art n’imite la vie », citant comme exemple les brouillards de Londres : « Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres (…) mais personne ne les a vus, et ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent que le jour où Turner les inventa ». C’est sur ce point que la révolution turnérienne se fait. Turner n’imite plus, il observe, ressent, et restitue le ressenti. Il rend aux paysages qu’il peint leur vérité, il retranscrit l’esprit du lieu.
La grandeur, jusqu’au XVIIème siècle, était toujours liée à la netteté. Giovanni Bellini, Léonard de Vinci, Fra Angelico, Dürer, le Pérugin, Raphaël, tous détestaient le brouillard, et rejetaient avec indignation toute forme de dissimulation. Or, comme le remarque Ruskin, le fait est que les nuages sont là – et l’on peut rajouter, ils sont en mouvement. Turner opère donc une rupture. Il peint les paysages tels qu’il les voit et les ressent. Révolution industrielle, révolution dans la représentation, rupture avec la tradition mais également adhésion à un certain esprit du temps.
La société anglaise, nous l’avons vu, est en plein bouleversement. Les réactions face au progrès sont contrastées. Les nouvelles perspectives ouvertes par les innovations de la révolution industrielle promettent des lendemains heureux, du moins pour ceux qui détiennent les moyens de production. La classe laborieuse, elle, trouvera peut-être du travail, mais ne bénéficiera pas à part égale des retombées financières induites par l’industrialisation et l’avantage compétitif qu’aura l’Angleterre par rapport aux autres pays européens. Avec la naissance du capitalisme se creusent les inégalités. Sur un autre plan, on assiste à une transformation rapide des paysages aussi bien urbains que ruraux. Intellectuels et artistes s’interrogent sur cette marche forcée du progrès. Si Turner est fasciné par ces évolutions, le regard critique qu’il porte dessus s’avère difficile à déchiffrer. Il est néanmoins possible de trouver des indices de son état d’esprit dans les vers de poésie ou références littéraires qui accompagnent parfois ses toiles. En effet, nombre de poètes romantiques et de littérateurs anglais s’interrogent également sur le progrès. La première fois que Turner associe des vers à un tableau date de 1798. Turner a 23 ans et déjà cette fascination pour la brume :
« Ô brumes et exhalaisons, qui maintenant montez
Du mont ou des vapeurs du lac, brunes ou grises,
Avant que le soleil ne dore vos robes laineuses,
En l’honneur du grand Auteur de ce monde, montez. »
Ces vers sont extraits du Paradis Perdu de Milton, et accompagnent un tableau qui représente « Le matin sur les collines de Coniston ».
Citons également les vers, probablement de sa propre composition, qui accompagnent sa peinture London, exécutée en 1809.
« Where burthen'd Thames reflects the crowded sail,
Commercial care and busy toil prevail.
Whose murky veil, aspiring to the skies,
Obscures thy beauty, and thy form denies,
Save where thy spires pierce thro the doubful air,
As gleams of hope amidst a world of care. »
Les vers montrent l’attitude ambivalente de Turner : à la fois regrets devant les ténèbres de l’industrialisation qui descendent sur la ville et fierté de la prospérité commerciale qu’apporte cette industrialisation. Turner s’affiche en tout cas comme un artiste littéraire, et Gage ne se trompe pas lorsqu’il affirme : « « Nous ne pouvons produire de bons peintres sans quelque aide de la poésie . » Ut pictura poesis. Pourtant, quand un Dickens ou un Coleridge témoignent clairement de leurs craintes vis-à-vis de l’industrie naissante, Turner ne se donne pas, reste évanescent.
Turner passe sa vie à peindre le progrès, rompant par là même avec la tradition de la peinture de paysages. Mais l’avis qu’il porte sur ces évolutions reste insaisissable. Une ambivalence ou une touche d’humour – on pense ici au lièvre qui court devant la locomotive dans Rain, Steam and Speed – viennent toujours retirer au critique le droit de statuer. Dans un second mouvement, il s’agira donc d’étudier la représentation du progrès chez Turner. L’objet de ce mouvement sera de chercher à trouver un sens à la sublimation ténébreuse de ce progrès.
Turner choisit le sublime pour représenter le progrès. Le progrès devient détail au milieu d’une nature majestueuse, le progrès devient symbole à travers la fumée – vapeur si présente chez l’artiste. Surtout, le progrès est abordé sous un angle sombre, sous la guise de bateaux de commerce épaves, pris en pleine tempête, ou encore sous la forme d’un train tentant de s’extirper de l’informe, bien que nargué par un lièvre plus rapide. Il y a donc chez Turner opposition constante entre la nature, sublime, imposante, et la représentation du progrès. Pour autant, qu’en conclure ? Le progrès est-il opportunité historique et esthétique ou bien véhicule-t-il dans la peinture turnérienne une dénonciation du monde moderne ?
Ce qui frappe d’emblée chez Turner, c’est l’aspect vaporeux de ses toiles adultes. À mesure que Turner trouve son style propre, le flou s’installe sur ses œuvres, voile de fumée qui renvoie aussi bien au brouillard anglais – que Turner, on l’a vu, est le premier à matérialiser, à sa suite viendront les impressionnistes, Monet en tête avec par exemple Londres, le Parlement, effet de soleil dans le brouillard en 1904 – qu’à la fumée industrielle qui envahit peu à peu les paysages urbains du pays. Fog et smog se mélangent chez Turner, qui masquent le second plan. Les critiques de Turner parlent à cet endroit de « mystère », que ce soit d’ailleurs en bien ou en mal. Hubert Damisch, dans sa Théorie du Nuage affirme : « le mystère : tel serait le trait spécifique de l’art de Turner, lequel se différencie de tout autre par une exécution d’apparence incertaine, au point que ce peintre apparaît souvent comme le principal représentant du “nuagisme“, du “flou“, caractéristique de toute une part de la peinture du siècle . » Damisch s’en prend ici directement à Ruskin, pour qui ce mystère est une des six qualités de l’exécution, avec la vérité, la simplicité, l’inadéquation, la capacité de décision et la rapidité. Le mystère turnérien, pour Ruskin, c’est « ce plaisir de voir les choses seulement en partie, et non dans leur totalité, et de les fondre dans une enveloppe de nuages et de brouillard, au lieu de les dévoiler . » Le nuage, la vapeur, comme voile, masque. Pour voiler quoi ? Description d’un paysage qui ne se montre pas ou volonté artistique et politique de cacher quelque chose ? Pour Heidegger, l'art joue un rôle fondamental. Il est ce par quoi l'être se révèle et il nous dévoile la vérité alors que la métaphysique comme la science font partie de l'histoire d'un oubli de plus en plus profond de l'être au profit d'une volonté de puissance exercée sur les étants (ce qui dans l’être est en situation). Chez Turner, il est possible de voir un double mouvement à l’œuvre : la peinture turnérienne voile le paysage sciemment – d’une part car il est naturellement voilé, d’autre part car il est esthétiquement intéressant de peindre le voile en question – et dévoile en même temps une certaine volonté de l’artiste de le voiler, donc dévoile une vérité ontologique de l’artiste, pour reprendre le vocable heideggérien. Vérité ontologique difficile à discerner. Le mystère turnérien ne nous renseigne guère sur le sens de la représentation du progrès, sinon qu’il épaissit notre brouillard herméneutique.
Ce voile de fumée pourrait renvoyer au flou de l’avenir historique. Le début du XIXème siècle anglais est une grave période de questionnement, une crise de conscience, où euphorie et pessimisme s’entrecroisent. La machine, tout en ouvrant des perspectives nouvelles, provoque une crainte de déshumanisation. Les transports, tout en favorisant l’ouverture des campagnes, secouent une société conservatrice. Il s’agit véritablement d’une période où le temps s’accélère, et de fait il est difficile de prendre du recul par rapport à ce tourbillon d’évolutions. Ce recul, l’artiste l’a. Il engendre des interprétations diverses. Le dramaturge Benjamin Haydon voit dans le développement des sciences et celui, très lié, de l’industrie, le moyen privilégié de guérir la misère générale ; Il écrit ainsi dans son autobiographie (1841) : «So far from the smoke being offensive to me, it has always been to my imagination the sublime canopy that shrouds the City of the World ». Pour Haydon, cette fumée est un symbole de modernisme et de réussite de la ville. Le recul qu’a Turner face aux évènements de son temps ne donne par contre pas de réponse univoque. L’avenir est flou chez Turner, à n’en pas douter, mais l’artiste, à mon sens, ne prend pas parti. Examinons Dudley, Worcestershire (page de garde) : en 1830, Turner fit une excursion dans les comtés du centre afin de réunir des éléments nouveaux pour la série England and Wales. Ce tableau est le plus industriel des aquarelles de la série. Ruskin y voit « une des premières expressions du parfait discernement de Turner de ce que devait devenir l’Angleterre. » Certes, Turner ne semble pas avoir ici de difficulté à souligner la dichotomie entre les zones historiques et modernes de la ville, qui sont représentées d’une part par l’église et les ruines du château, et d’autre part, par les cheminées qui vomissent la fumée et par les fours qui grondent. Eric Shanes incline à penser que le quasi-alignement de la flèche avec les cheminées d’usine symboliserait le remplacement des valeurs anciennes par des nouvelles . La dénonciation n’est cependant pas prégnante, et c’est pourtant sans doute dans cette toile qu’elle se lit le plus. La construction du tableau en trois bandes – la première dans le quart sud-est de la toile, plus claire, représentant l’ordre ancien, la deuxième avec la pénombre s’infiltrant par l’ouest, l’usine, la fumée, et la troisième dans un tiers nord, avec un ciel dégagé et une nature luxuriante – pourrait néanmoins indiquer que classicisme et modernisme peuvent cohabiter.
Une autre toile témoigne de l’ambiguïté du regard de Turner.
Turner peint Rain, Steam and Speed en 1844. Le tableau montre une locomotive de type « luciole » et ses wagons traversant la Tamise sur le viaduc de Maidenhead ; celui-ci avait été construit en 1839 par l’ingénieur du Great Western Railway, Brunel, et était sans doute le plus remarquable de ses ponts. Au moment où s’ouvrait l’exposition de 1844 à la Royal Academy, le chemin de fer fut prolongé de Bristol à Exeter, à travers le Devonshire, terre des ancêtres de Turner : ce pourrait être la raison qui l’incita à peindre ce sujet. Le début des années 1840 fut une période cruciale à la fois pour le Great Western Railway et pour Turner ; en 1842, la Reine Victoria avait fait sur cette ligne sa première excursion en chemin de fer. Peut-être Turner, comme à l’habitude, éprouvait-il les pires difficultés financières, et recherchait-il à nouveau l’appui de la famille royale, en vain.
À gauche du pont, défiant l’averse, des baigneurs et des pique-niqueurs font signe de la main ; sur le fleuve, on voit un bateau plein de pêcheurs. Autre détail qui a son importance, le lièvre qui court devant la locomotive (à peine visible sur l’image ci-dessus…) : c’est le lièvre qui représente la vitesse, et non la locomotive. On retrouvera cette idée chez Félix Bracquemond qui peint La Locomotive, d’après Turner, en 1873. La locomotive, pour reprendre les mots du peintre et ami de Turner John Martin, ressemble à « la bête de l’Apocalypse, ouvrant ses yeux de verre rouge dans les ténèbres et traînant derrière elle ses vertèbres de wagons. » La description cataclysmique de Martin n’engage cependant que lui. Turner, à en croire John Gage, considérait plutôt le chemin de fer comme un divertissement, et rien ne permet de penser qu’il partageait ce pessimisme . Le mystère essentiel de Turner persiste donc. On notera tout de même qu’à nouveau, Turner mêle dans une même toile l’ordre ancien, classique, avec l’emblème du progrès. Le sens de la représentation du progrès paraît donc continuellement échapper à un raisonnement objectif, et toute réponse se cantonne à une interprétation plus ou moins argumentée. Le sublime peut-il nous aider à trouver une réponse satisfaisante ?
Toute sa carrière, Turner a pris le parti du grandiose. Le critique littéraire britannique William Hazlitt voit chez lui un « retour au chaos originel, tout est sans forme et vide », ses tableaux étant « des portraits de rien, mais très ressemblants ». En effet, se trouver nez à nez avec un tableau de Turner, c’est affronter un fatras lumineux, une « confusion harmonieuse », c’est faire face à une représentation sublime. Étymologiquement, le sublime, du latin sublimis, est ce qui « va en s’élevant », ce qui « se tient en l’air », d’où peut-être l’importance du ciel et des nuages chez Turner. Comme concept esthétique, le sublime désigne une qualité d'extrême amplitude ou force, qui transcende le beau. Le sublime est lié au sentiment d'inaccessibilité – vers l'incommensurable. Comme tel, le sublime déclenche un étonnement, inspiré par la crainte ou le respect . Le sublime est donc quelque chose qui agit chez l’observateur. Chez Turner précisément, le sublime est matérialisé par le mouvement tournoyant, le tourbillon, la majesté des éléments qui se déchaînent. Les paysages turnériens sont mus par des forces qui dépassent l’humain, tempêtes, et à leurs suites démâtages, coulées… Ces mêmes bateaux à vapeur qui symbolisent le progrès sont condamnés, et peu semblent en mesure de rejoindre la terre ferme. C’est le cas par exemple dans Snowstorm.
L’effet du tableau sur le spectateur est à la mesure du chahut peint. La circularité, avec comme point focal le bateau à vapeur battu par les bourrasques, ainsi que les jeux de lumière, donnent une puissance déchaînée à la toile. La fumée blanchâtre des ondées neigeuses rentre en résonance avec la fumée noirâtre nauséabonde du steamboat, qui semble en feu, du moins en perdition, ou quand le progrès, l’innovation, ne fait pas le poids contre l’immuable force de la nature. Ce tableau, c’est un peu le combat manichéen entre ce qui est et a toujours été, et ce qui vient d’apparaître et ce qui remet en question ce qui sera. Et l’on pourrait de fait lire sur cette toile une sévère dénonciation de l’histoire en marche, coulez-moi ces bateaux, ils ne font pas le poids face aux sycophantes d’Eole ! Ruskin irait au-delà, voyant dans la représentation sublimée du chaos l’incarnation divine d’une sorte de vengeance punitive. Pourtant, à nouveau, une autre interprétation pourrait poindre : le bateau, aussi hagard qu’il soit, ne serait-il pas en train de sortir des zones de turbulences et se diriger vers le ciel bleu peint dans l’œil du cyclone ? Turner n’a-t-il pas peint la victoire du bateau contre les envoyés du vent ? Mystère… Si Turner semble à première vue prophétiquement condamner le progrès comme voué au cataclysme, le peintre s’en sert aussi pour opérer une rupture esthétique. Et même, dans la pratique, Turner applique prophétiquement les futurs instruments du progrès. Il est à cet égard intéressant de remarquer que Turner inventera à sa manière le taylorisme, excepté qu’il travaillera à la chaîne avec lui-même. La gouvernante de Turner, Sophia Booth, qui semble l’avoir aidé pendant les dernières années, le vit travailler de la manière suivante à l’ultime série qu’il devait envoyer à l’Académie en 1850 : « les tableaux étaient disposés en rangée et il allait de l’un à l’autre, travaillant sur l’un, retouchant l’autre, et ainsi de suite, à tour de rôle. »
Sublime et pittoresque font bon ménage chez Turner. Le pittoresque est un concept spécifique de l’esthétique du XVIIIème siècle. Il désigne à la fois une attitude, qui fait du monde un ensemble de peintures potentielles, et les qualités qui font d’un spectacle naturel un sujet parfait pour la peinture (plus particulièrement, le brisé, le rugueux, le fragmentaire, la ruine). Il est donc sensé s’opposer au sublime qui accompagne la perception de la disproportion entre l’être humain et le gigantisme des forces naturelles. Il est remarquable que Ruskin ne garde pas en l’état ce couple classique du pittoresque et du sublime, mais voit chez Turner le sublime à l’œuvre à l’intérieur du pittoresque : l’art doit autant montrer le mal qui règne dans le monde que sa beauté. On a donc chez Turner quelque chose comme une symbolique picturale de la déchéance sublime du pittoresque, par le biais d’une fumée envahissante, étouffante, d’un chaos continuel. On a chez Turner un sublime ténébreux. Expression d’un désespoir latent ?
De son vivant, Turner a essuyé les critiques, et l’artiste lui-même, à en croire Ruskin, ne voyait aucune assurance qu’il fût mieux compris après sa mort. D’où la phrase de Ruskin : « Seul un autre Turner pouvait comprendre Turner. »
Au-delà de l’acception fataliste du critique, qui, pris de délire au crépuscule de sa vie, se rend compte que les années passées à déchiffrer le génie turnérien n’ont pas abouti à un véritable éclaircissement du mystère fondateur de son œuvre, on peut ici en guise de conclusion avouer que toute simplification hâtive serait erronée.
Répondre à la problématique posée en début d’étude, à savoir identifier le rapport ambigu entre sublime et progrès dans la peinture de Turner, relève donc de la gageure. Il reste néanmoins possible d’avancer des pistes de réponse.
Le devoir se sera efforcé d’avancer des indices de la qualité prophétique de l’artiste : pour Turner, le progrès est représenté par une épaisse fumée, une désagrégation du paysage d’antan, d’où la révolution picturale que représente son œuvre. Le progrès semble être porteur de fracas, de pollution – même si le terme est anachronique – et laisse présager des lendemains de suie. Pour autant, Turner, spectateur de son temps, a peint les paysages de son temps, a peint les transformations de son époque, il a dépeint autant qu’il a peint, tout en sublimant, grâce au travail de la mémoire, ce que ses yeux et sa sensibilité voyaient.
Au premier coup d’œil donc, le sublime semble montrer le progrès sous un jour peu amène, et Blanchard de bombarder Turner « prophète de la décadence du monde industriel ». La vérité est peut-être plus complexe. Si la dénonciation morale est probable, le progrès, avec tous les changements visuels qu’il apporte, est loué esthétiquement dans l’œuvre de Turner, qui trouve là motif à peindre le trouble, le vague, le flou, le sombre, et Turner d’inventer ainsi un monde pictural propre, fait de volutes et de « nuagisme », entre vapeur et fumée. Le désespoir turnérien aura été son génie, la peinture du progrès et de ses affres aura été sa vie.
1) La recherche philosophique sur l’origine de nos idées du Sublime et du Beau, 1756
2) Les Peintres Modernes, IV, 1856
3) Le Déclin du mensonge, 1891
4) Id.
5) « Là où sur la Tamise se pressent les navires
Règnent le dur labeur et les soins du commerce ;
Leur voile de fumée, s’élevant vers le ciel,
Obscurcit ta beauté et désavoue tes formes ;
Mais ça et là tes flèches percent les ténèbres,
Telles des lueurs d’espoir dans un monde accablé. »
6) Turner, John Gage, 1969
7) Théorie du nuage, Pour une histoire de la peinture, Hubert Damisch, 1972
8) Les Peintres Modernes, IV, 1856
9) « Bien loin de m’importuner, j’ai toujours imaginé que cette fumée n’était autre que le sublime voile qui enveloppe cette cité mondiale. »
10) Turner's Picturesque Views in England and Wales, 1979
11) Turner : Rain, Steam and Speed, 1972
12) Windsor Forest, Alexander Pope
13) Critique de la Faculté de Juger, Emmanuel Kant
14) Les Peintres Modernes, IV, 1856© Brice 2008